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A quoi il pense

A quoi il pense

26 septembre

Adib Y Tohme

MELJ

A quoi il pense, Marwan[1], à sept heures moins cinq en se brossant les dents ? Il ouvre le robinet mais l’eau ne coule pas. L’eau est chère, surtout quand il n’y en n’a pas. S’il habitait à l’étranger, il aurait payé beaucoup plus d’impôt, mais au moins, la pénurie d’eau ne serait pas un souci.

A quoi il pense, Marwan, à sept heures quinze en écoutant la radio ? La rentrée des classes a eu lieu mais la crise des enseignants n’est pas terminée. Pour lui, la vraie crise c’est celle des frais scolaires qui ont augmenté de plus de 10%. Dans n’importe quel autre pays ça aurait déclenché des manifestations, mais pas ici.

A quoi il pense, Marwan, à sept heures vingt en écoutant les nouvelles ? Enlèvements, meurtres, assassinats, citoyens ordinaires fauchés par les balles du crime ou par celles des célébrations, les mêmes nouvelles, les mêmes voix qui répètent la même chose sur des tons différents ; des voix qui ne disent rien. Nous sommes entrés dans l’ère de la peur, la peur d’exister, la peur de vivre, la peur de vivre qui est plus dangereuse que celle de mourir. Si la peur était un produit que nous pouvons vendre, le Liban ne trouverait aucun mal à couvrir son déficit commercial, voire de générer un excédent.

A quoi il pense, Marwan, à neuf heures quinze en se déplaçant en voiture ? Bloqué dans l’embouteillage quelque part sur l’autoroute entre les stations d’essence, les expositions de voitures d’occasion et les annonces publicitaires qui le regardent. Les gens commencent à communiquer comme les voitures klaxonnent, beaucoup de bruit et peu d’échanges.

A quoi elle pense, Abir, la femme de Marwan, à neuf heures trente en entrant dans le bureau du patron ? Il la félicite pour son travail mais lui révèle que les temps sont durs et qu’il faut alléger les charges. Pour cela, il lui donne un congé permanent, une façon polie de la licencier, avec toutes les garanties verbales de penser à elle en premier quand les jours seront meilleurs. Après dix ans de loyaux services, elle est devenue une charge pour l’entreprise. Sauf que Abir a acheté une voiture à crédit garantie par son salaire. Le poids de la charge est resté mais le salaire s’est évaporé.

A quoi il pense, Marwan, à trois heures dix en se vautrant devant son bureau ? Il s’ennuie au travail. Il se trouve inutile, qu’il n’a pas sa place ici et que son avenir est ailleurs. Mais il remercie Dieu qu’il a toujours un emploi. L’angoisse de Marwan et de perdre un travail qu’il déteste, la peur de Abir et de ne plus en trouver un.

A quoi il pense, Marwan, à huit heures trente quand il arrive à sa maison après trois heures de route dans la poussière, dans l’air empoisonné et l’odeur nauséabonde des égouts ? La route est coupée à cause des travaux. Ils sont entrain de réparer un tuyau, le même tuyau qu’ils réparent tous les ans pour augmenter le PIB. Mais peut-on additionner dans ce PIB le dégoût et la détresse, peut-on calculer l’attente avilissante des gens, peut-on chiffrer leur colère enfouie ou mal défoulée ?

A quoi ils pensent, Abir et Marwan, à neuf heures en écoutant leur fils raconter comment le surveillant officiel durant la présentation du brevet Libanais intimait aux élèves l’ordre de tricher et celui qui n’obéissait pas était puni. On croyait que la corruption et l’impuissance faisaient partie de notre culture. On découvre que nous avons été formés à ça.

A quoi ils pensent, Abir et Marwan, à neuf heures trente en triant leurs factures ? Les factures d’électricité- celle de l’Etat et celles des générateurs privés- qu’ils classent dans le noir, ce noir entrecoupé de quelques éclaircies assourdissantes qu’on appelle communément rationnement. Et aussi les factures de téléphone, mobile et fixe et celles du réseau internet- le plus cher et le plus lent au monde- et les factures de gaz, de mazout. Leur vie est devenue une suite de factures sans fin. S’endetter davantage est-il la solution ? Surement pas. Comme pour l’Etat, la solution est dans le travail pour augmenter les revenus. Malheureusement, nous nous sommes habitués à consommer sans produire.

A quoi ils pensent dans l’obscurité d’une nuit étoilée du mois de Septembre 2014, Marwan, Abir et tous les autres ? Leur génération a été celle qui a vécu en marge, sans ambition, transparente et inutile. Quel pays laisseront-t-ils à leurs enfants ? Leur avenir sera-t-il ici ? A quoi ils pensent ceux qui auraient pu faire quelque chose mais qui n’ont rien fait ? A quoi ils pensent tous ces dirigeants qui, par lâcheté, ignorance, égoïsme ou cupidité nous ont mis dans ce gouffre qui n’en finit plus de s’enfoncer ? A quoi ils pensent ceux qui aujourd’hui tuent l’espoir et détruisent des vies pour leur seul profit ?

Abir, Marwan et leurs enfants se sont endormis en pensant qu’aujourd’hui a vécu. Oseront-ils penser à demain ?

[1] Marwan c’est le nom fictif d’un citoyen Libanais.

b

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